Une histoire de chance.

 Au dessus des nuages. Direction le futur. Je conjugue situation et émotion. La gorge nouée, je jette un regard humide en arrière.

 

Nous avions traîné avant de quitter El Tunco, au Salvador. J’y avais laissé mes dernières forces. Un demi millier de kilomètres nous attendait jusqu’à Managua, ma destination finale. Et sur la route, plus de surprises, juste la perspective de la fin. Je passai la journée à chercher une motivation disparue, abattu par une accumulation de fatigue. Les policiers à qui nous demandâmes refuge pour la nuit passèrent une heure à vérifier qu’Hunho n’était pas de Corée du Nord avant de nous proposer de dormir sur le trottoir.

 

Le lendemain ce fut mon compagnon qui souffrait d’épuisement. Je profitai de sa faiblesse temporaire pour l’implorer du regard. Ce regard c’était son diablotin qui disait « pourquoi continuer dans la souffrance ? Profitons plutôt des derniers jours pour ne prendre que du bon. »
Je n’eus pas le temps d’ouvrir la bouche qu’il me proposa déjà de sauter dans un pick up, direction la plage. Décidément on était fait pour voyager ensemble.

 

Ainsi on débarqua au village d’El Cuco. Le clou du spectacle. Une étoile sur un pays qui souffrait de sa réputation. Sourires, rires, accueil, échange, tout ce qu’un voyageur peut espérer de mieux nous a été offert ici, le tout orchestré par un majestueux soleil.


Ce devait être nos dernières vacances et elles étaient tellement belles que nous étions décidés à rejoindre Managua le plus tard possible.

 

Le jour du départ nous avions transféré le challenge des jambes aux pouces. Nous passâmes la frontière du Honduras sur nos montures et pour ne pas perdre une minute, nous pédalions tout en levant le pouce. La chance nous sourit de toutes ses dents quand un camionneur nous prit sur sa remorque. Il n’y avait qu’un plancher sans murs ni toit. Il commença à rouler alors qu’Hunho était encore en train d’y lancer nos affaires.


Je repensais alors à mon premier compagnon de route, Julien, avec qui nous avions tant rêvé d’un tel ride. Dans la peau d’un Jack London qui aurait lâché ses trains. Envahis d’un sentiment extrême de liberté, excités par l’adrénaline, nos hurlements débordaient de joie.

 

Notre hôte nous déposa à la frontière du Nicaragua au crépuscule, et c’est dans l’obscurité que nous entrâmes dans le pays le plus pauvre d’Amérique Centrale. Nous avions probablement dépensé tout notre crédit de belles rencontres, car les regards ici, emprunts de fierté, n’avaient pas l’ombre d’un sourire. Qu’à cela ne tienne, la route nous amena nos amies argentines, rencontrées quelques semaines plus tôt à Antigua. Gabi, Lucia et Brisa, maîtresses en rire, s’étaient greffées à Nicolas et Tim, et leur camion déglingué, le temps d’un bout de route. Nous étions tous les sept sur la plage de Las Peñitas à partager un des plus beaux coucher de soleil du Pacifique.

 

À l’approche de la fin, Hunho, devenu comme mon frère après trois mois de vie commune, arrivait à bout d’arguments pour me convaincre de prolonger mon voyage de 10000 kilomètres. À deux doigts d’accepter à deux jours de la fin, notre dernière étape me remis dans la réalité. J’avais besoin de m’arrêter pour mieux repartir. Nous devions toutefois prolonger la route jusqu’au Costa Rica d’où partirait mon avion.

 

À San José, nous passâmes ces deux journées à nous regarder silencieusement, à réaliser combien nous étions chanceux, à nous remémorer déjà des centaines de souvenirs.

 

Hunho, brother, tu m’as changé en me donnant un peu de toi. Merci.

 

Mais nous devions être destinés à ne pas nous quitter ainsi. La compagnie d’aviation avait refusé d’embarquer ma bicyclette, nous offrant ainsi une semaine de prolongation. Nous decidâmes de la passer à quelques heures de bus d’ici, sur cette île paradisiaque du Panama.


Il ne pouvait finalement pas y avoir de plus belle fin que de célébrer Noël à Bastimentos entouré de voyageurs. Merci Jonathan, Max, Delphine, Océane, Philip, Sarah, David, Madlen, Marika, Laura, Rahel.

 

Revenir dans le présent.

Une semaine. Plus qu’une semaine d’effort, d’ennui, de souffrance, de joie, de frissons, de bonheur. La proximité de la fin me poussait dans un futur plein d’idées neuves, de projets fous. Tous ces sentiments qui nous font vibrer d’abord, souffrir ensuite, et exulter enfin. Qui nous font vivre en somme. Le bonheur se paye et son intensité se mesure à la difficulté d’y parvenir.

Le Mexique, interminable, refusait de nous laisser partir. Ses vents nous poussaient quotidiennement en arrière. Mais l’entrée dans le Chiapas réveilla notre curiosité. Dernier état du sud du pays et certainement plus proche de son voisin du sud que de son propre pays. Tout autour de la route, et plus loin encore, les Tropiques. L’air était moite, le vert éclatant, le vent chaud. Et la pluie, tropicale elle aussi, essayait à grand peine de nous rafraîchir. Nous étions déjà trempés de sueur et la seule différence se trouvait dans les gouttes qui nous fouettaient la peau. 
Nous entrâmes dans le cœur du sujet à la frontière du Guatemala laissant déjà derrière nous la saison des pluies. Les contrastes ici étaient surprenants. Les routes du Mexique nous avaient tenu en alerte. Ici nous nous sentîmes en danger. Les motards partageaient l’espèce d’accotement avec nous. Les autres véhicules évitaient les innombrables trous en bondissant d’un côté à l’autre de la route. La priorité était clairement au plus gros. 


Les yeux rivés sur mon compteur qui affichait « 9999 » j’attendais impatiemment la barre fatidique du prochain kilomètre. Dix mille kilomètres ! Bien que ce fut la seconde fois que j’atteignis les cinq chiffres à bicyclette, l’émotion fut immense. Je m’arrêterai hurler ma joie, au bord de la route, au milieu de rien. Hunho, mon frère de la route me rejoignit et me félicita, lui qui me devançait d’une centaine de kilomètres. Je lui avouai dans un excès de vanité que le dernier millier de km n’était plus rien, que je pouvais m’arrêter là. 


Un chien errant m’entendit, il nous attendait à quelques tours de roue. Hunho put l’esquiver, mais à mon tour, lancé par la vitesse d’une descente, je n’eus d’autre choix que de foncer dans le bas-côté, à travers fossés et rochers. Je n’étais pas encore à terre que je vis mes sacoches s’envoler à quelques mètres du sol. Puis mon casque m’évita une fracture du crâne. Aussitôt sur pied, je cherchais, mais le chien avait disparu, je ne pus essayer enfin ma bombe anti-ours. Et alors que je réfléchissais à une solution pour réparer mon pneu déchiré, Hunho me pointa la jante à l’endroit où elle était brisée. 


Ce fut donc en voiture, les vélos ficelés sur le toit, que nous arrivâmes dans la belle Antigua Guatemala. Trois jours devaient suffire pour réparer et nous reposer. Mais nous tombâmes comme dans un piège, enchantés par l’esprit de la ville. Le volcan Fuego nous offrit une éruption volcanique digne de passionner le plus grand des vulcanologues. Les jets de laves illuminaient la nuit. Nous prîmes le temps d’arrêter le temps entre deux verres. 
Nous avions déjà trop repoussé le départ. Après huit jours d’errance dans une des plus jolies villes d’Amérique Latine, il nous fallut repartir, poursuivre. Une course cycliste allait dans l’autre sens. Une fois de plus le danger n’était pas qu’une impression. Un cycliste était étalé, face ensanglantée contre le sol, le vélo emmêlé dans les jambes, inconscient. Nous bondîmes de nos montures. Au son de nos voix il ouvrit les yeux. Les pompiers arrivèrent et nous repartîmes plus prudent que jamais.


Puis la frontière apparut. Le Salvador s’ouvrit. Pays de craintes et de fantasmes. La police nous accueillit pour la nuit. En souriant, l’un d’eux nous expliqua que le pays entier était divisé par deux gangs qui, si nous étions passés chez eux, nous auraient dépouillés jusqu’à l’os. Pour nous c’était difficile à croire tant les saluts et autres encouragements étaient nombreux le long de la route. Comme s’ils voulaient compenser leur mauvaise réputation, les Salvadoriens étaient incomparablement accueillants. Et depuis deux mois que nous l’avions quitté, ils nous offrirent l’océan. Les collines qui accompagnaient le littoral nous donnèrent de merveilleux points de vue. 


El Tunco, au bout des vallons, n’avait pas pris une ride depuis ma dernière visite. Ses couchers de soleil étaient toujours aussi spectaculaires. 
Alors même si ces derniers temps je naviguais dans un futur plein de rêves, une voix me ramena dans le présent. Devant nous, un ciel écarlate et derrière nous  » c’est vous les types qui voyagez à vélo ? « 

Coïncidences du destin 

Le ferry nous avait craché dans les rues troubles du continent. De la vie à nouveau, une ébullition d’échappements. Déchetterie sauvage, odeurs de plastique cramé. Les énormes camions faisaient trembler la route. Menaçants, les géants nous envoyaient nous réfugier dans le bas côté, tantôt un champs de mais, tantôt un fossé.

Tout à coup une sirène de police me sortit de mes pensées.  » Ton ami est tombé. Trois km derrière.  » J’accourrai à sa rencontre. Hunho souriait mais il poussait sa monture. Le souffle d’un semi l’avait projeté dans le décor. Plus de frein, ni de levier de vitesse, on prit un moment pour réfléchir. Nous savions qu’il allait être difficile de trouver ses pièces ici. Alors à mon tour je souris. Je le remerciai de m’offrir malgré lui, encore un peu de ce précieux repos qui me manquait tant. J’aurais pu ainsi le quitter, le laisser se débrouiller, mais je profitai lâchement de son accident. Son espagnol n’en était qu’aux premiers balbutiements, et même si son expérience de voyageur l’aurait amplement dispensé de mes traductions, il était désormais mon compagnon de route. 


Pendant trois jours nous mîmes les pédales entre parenthèses. Plus de cuissard puant et de maillot amidonés par le sel et la poussière. C’est le pouce levé et au degré de méfiance des locaux que nous avançions. Un policier de la section touristique remua son répertoire pour nous donner l’adresse d’une boutique à Tepic qui assurément possédait notre nouveau et provisoire graal. Arrivés là, le patron parut surpris par notre recherche car jamais il n’avait vendu ce genre de marchandises. Alors les pompiers qui nous hébergèrent pour la nuit nous conduisirent chez tous les spécialistes de la ville pendant que la pluie inondait les rues, et nous dûmes finalement nous résoudre à poursuivre notre pèlerinage à Guadalajara.


De mon côté, j’avais temporairement oublié que l’eau du robinet cachait quelques surprises, et le lendemain je m’effondrai sur la couchette du camionneur qui nous emmena à la seconde ville du pays. 
Il paraissait ailleurs, pas tout a fait normal. Regard hagard, moustache mexicaine, chemise ouverte, bras de turc, il s’arrêta pour s’envoyer une dose de cristal. Puis son engin tomba en rade et il dut faire une marche arrière en roue libre sur l’autoroute pour se garer. Quand on put reprendre la route, il tua le temps en dévorant des vidéos pornos.
Debora nous accueillit chez elle à Guadalajara pour quelques jours de repos, encore. La route avait amené chez elle un couple de bulgares, Pancho et Lupe. Il avait, entre autre, réalisé un tour de la Méditerranée, et cette fois-ci, ils se lançaient à travers le continent pour un voyage de soixante mille kilomètres. D’est en ouest, du nord au sud, ils avaient un budget quotidien de trois dollars avec pour slogan « cycle for recycle ». Nous partageâmes quatre jours avec ces maîtres de la route.


Le vélo d’Hunho était comme neuf, prêt à reprendre la route. Et nous, nous étions gonflés d’énergie pour reprendre notre chemin. Le vent de face que j’avais laissé dans les prairies du nord des États Unis allait nous accompagner tous les jours, surfant sur les montagnes. Quand les villages étaient trop petits pour s’offrir le luxe d’une caserne de pompiers, nous demandions l’hospitalité à la police ou encore à la mairie.


De Guadalajara à Oaxaca en passant par Puebla, chaque village avait ses caractéristiques, sa propre ambiance. Appeler les mexicains  » mexicains  » n’avait plus de sens tant les différences étaient grandes. Ici des regards curieux, timides ou encore menaçants et là des sourires, des saluts, des invitations. Ils n’avaient peut être pas tous l’empathie légendaire de leurs voisins du nord, mais une fois les premiers mots échangés, ils étaient toujours prêts à nous aider.


Et pendant ce temps, en allégeant notre rythme, le plaisir revenait. Il repoussait la perspective de la fin. Notre duo roulait à merveille. Peut être parce qu’elle approchait à grand pas, la fin, je voulais rester avec mon pote et partager les routes du sud avec lui. Et lui, qui avait encore plus de dix mille kilomètres à parcourir, m’enviait. Alors on essayait de ne plus penser qu’au moment présent, revenir dans l’enfance, et rire.


On dort où demain soir ?

Merveilles et tortures

Mer de Cortez, minuit et demi. Sur le pont du ferry, caressé par les embruns, je cherche les étoiles mais la lune éclaire ciel et mer. L’horizon est net, seulement coupé par les tours du bâtiment qui nous ramène sur le continent. La Basse Californie, irréelle, s’éloigne. 

Penché sur la carte, Antonio nous avait prévenus « Ici prévoyez de l’eau, là aussi, ici vous devrez camper dans le désert » . Nous l’avions rencontré par hasard à Ensenada, et habitué à héberger les cyclistes de passage, il nous invita à passer la nuit. Il habitait cette belle maison jaune posée en haut d’une colline d’où la vue sur la ville était exceptionnelle. Au coucher du soleil il nous offrit une bière alors que Steven entrait dans sa vingt huitième année.

Au matin, la circulation, infernale, nous confirma que nous avions bien changé de pays. Il n’y avait plus d’accotements, mais du sable de part et d’autre de la route. Hors de la ville les chauffeurs étaient plus détendus et nous n’avions pas assez de doigts pour compter les saluts et autres klaxons d’encouragement. La police municipale nous accueillit pour la nuit.

Les chiens des rues commencèrent à nous chercher. Plus nous descendions, plus ils prenaient du volume, et répondre à leurs aboiements par des hurlements ne fonctionnait plus. Je ressortis ma bombe à ours.
Les points d’eau rythmaient nos pauses. Les villages se faisant rares, quelques paysans vivant au milieu de nulle part avaient aménagé une partie de leur maison en mini épicerie ou restaurant. Il faisait une chaleur épuisante quand nous fîmes une pause chez l’un d’eux. Ils avaient une canette de Pepsi, une bouteille de jus d’orange, et des dizaines de bières. La mère de famille m’offrit un verre d’eau de sa réserve personnelle que je gardais précieusement pour la fin du repas avant de le renverser. Dépité, je regardai le liquide s’évaporer du sol brûlant. Il nous fallut boire de la bière.

La police municipale continuait de nous héberger, cette fois ci dans une pièce en construction sans porte où un chien vint me réveiller de sa truffe humide avant de s’enfuir dans la nuit noire. 
Le paysage était surnaturel. De chaque côté de la route s’élevaient des milliers de cactus de toutes les formes possibles et imaginables. Entre eux, des rochers polis par le temps s’agglutinaient ci et là. 

Puis arriva Guerrero Negro, première ville depuis quelques centaines de km. Située sur le parallèle 28, elle marquait l’entrée en Basse Californie Sud. Nous nous offrîmes le luxe d’une chambre d’hôtel où nous dûmes partager la douche avec les cafards. 
Pédaler commençait à me peser sérieusement. Nous avions prévu de partir à l’aube mais je repoussai le départ au plus tard afin d’écourter la journée. Par chance, j’avais une crevaison à réparer. Le hasard déposa un cycliste juste devant nous. A son niveau, il nous lança dans un grand sourire « Hunho ! » et je pensai qu’il n’avait plus qu’une carte en main. Le coréen allait d’Anchorage à Ushuaia. D’Alaska à la Patagonie, un voyage de plus de vingt mille km qu’il devait réaliser en dix mois. Le coréen fou se joigna a nous, et le vent nous poussa sur cent cinquante km à une vitesse exceptionnelle chez Othon et sa « casa de cyclista ». 
Comme Antonio, Othon accueillait les voyageurs à pédales. Juan Miguel, son fils de sept ans nous offrit sa compagnie et son enfantine innocence. Il nous demanda de l’aide pour réparer sa vieille bicyclette, puis Hunho lui fit une démonstration de tae kwon do. 

A la fin d’une fatiguante journée de montagne sous un soleil de feu, les pompiers de Santa Rosalía nous offrirent hospitalité, salle de bain, et sympathie. Fiers de nous expliquer leur honorable métier, ils nous invitèrent à vêtir la tenue d’intervention, allant jusqu’à mettre la vieille hache rouillée dans nos mains. Nous fîmes une photo tous ensemble devant leurs camions quinquagénaires aux pare brises brisés.

Le mercure grimpait de plus en plus, renvoyant mes souvenirs dans les champs de maïs du Dakota du sud. Ce n’était pas un temps pour pédaler. Ni même pour être dehors. Mais tout à coup, la vue sur une plage paradisiaque me rendit le courage perdu au fil des jours pour attaquer les collines qui n’étaient désormais plus que des bosses. À playa El Coyote, le sable était blanc, l’eau était chaude et turquoise. Les tentes n’étaient pas encore installées que je sautai dans l’eau en cuissard. Si mon but ne se trouvait pas au Nicaragua, j’aurais été heureux de rester ici sans plus regarder la montre, ni pédaler. Comme un rappel des campings de la côte ouest des États Unis, quelques voyageurs se reposaient ici. Eux conduisaient des véhicules tout terrain et suivaient la même route qu’Hunho.

Ce dernier nous quitta le lendemain pour rendre visite a des amis, alors que Steven et moi decidâmes de profiter de la prochaine plage, à quatorze km, à Buenaventura. 

A étirer le plaisir, la motivation de remonter sur mon camion s’éloignait de plus en plus. Je me perdis dans un dilemme où je ne supportais plus l’idée de voyager à vélo alors que c’était incontestablement le meilleur moyen d’enchaîner d’inoubliables rencontres. 
Sur les conseils d’Hunho, nous demandâmes l’hospitalité à Sandra et Eduardo. Ils avaient un restaurant mexicain à Loreto, et comme nos hôtes précédents, accueillaient les cyclistes de passage. Sans enfants, ils avaient conservé un amour adolescent qui leur donnait cet air heureux de jeunes tourtereaux. Ils prirent soin de nous deux jours durant. Ils nous souhaitèrent un sincère bon courage pour « la cuesta », cette longue côte qui allait nous ramener dans le désert. 

C’en était trop pour moi, la peau de mon dos commençait à croustiller sous les 42 degrés du mercure. L’eau au goût de plastique était brûlante, je m’arrêtai après quatre km de souffrance, et levai le pouce. Cinq minutes plus tard, Alfredo nous demanda  » ¿ A donde ?  » puis enchaîna  » ¡ Vamonos ! « . Dans le pick up climatisé, il nous tendit deux sodas glacés. Nous devions retrouver Hunho à Ciudad Insurgentes, mais Alfredo nous proposa de le chercher et de nous emmener un peu plus loin, dans son magasin de pièces détachées de voitures. Là nous pourrons dormir et nous laver. 
Au bord de la route, Hunho assit sur le trottoir, le regard vide, récupérait de soixante km de montée sous un soleil de plomb. Il chargea sa monture entre les nôtres, et arrivés chez Alfredo, celui ci nous offrit à manger et à boire jusqu’à plus soif. Il nous fit découvrir les agrumes de son jardin. Nous étions assis tous ensemble avec ses employés à partager les bières jusqu’au coucher du soleil.

De retour sur les pédales, une ligne droite d’une centaine de km m’avait de nouveau vidé de toute motivation. Ici il n’y avait plus rien, même les cactus avaient disparus de notre champs de vision. Le désert n’était que poussière et herbes brûlées. On s’arrêta pour un soda tiède après quarante km. Je lançai une pièce. « Pile on fait du stop, face, on poursuit. » Pile. La chance était avec moi, mes compagnons n’étaient pas déçus. Après une heure à nous agiter dans une chaleur de quarante quatre degrés, c’est un petit vieux qui apparut dans notre dos pour nous proposer de nous avancer de soixante km. On s’entassa a quatre dans un petit pick up d’une autre époque. J’avais le levier de vitesse entre les cuisses, et la fesse gauche d’Hunho en équilibre sur un genou, tandis que Steven essayait de respirer, tassé contre la portière. Notre chauffeur glissa son bras gauche derrière son siège et nous tendit des bières fraîches. Après une courte pause chez sa fille, il fallut pousser la voiture pour repartir.

Il nous restait deux cent km de route dont une portion de vingt km de travaux. Décidés à rejoindre La Paz le soir, on se remit au bord de la route, le pouce levé. Et ce n’est qu’au moment où nous prîmes la décision d’abandonner qu’un local nous vint en aide. Il conduisait un vieux pick up d’une taille généreuse et déjà chargé à ras bord. Les vélos amarrés, et les sacoches coincées entre les sacs de citrons et les deux femmes déjà assises là, nous nous mîmes en route. Le crépuscule nous inondait d’une splendide lumière. Cheveux aux vent je pris une bouffée de plaisir propre à la route. Cette sensation unique qui fait hériser les poils et qui étire le coin des lèvres jusqu’à la paralysie. Je fis la paix avec mon voyage.

La Paz illuminait la nuit. Nous arrivâmes chez Tuly, qui allait nous accueillir. Je retrouvai ici Jacques, cycliste québécois rencontré un mois plus tôt en Californie, et Sueli, une belge qui pédalait depuis onze mille km dans un rythme effréné, et qui, de Bogotá, poursuivrait son aventure sur la route de la soie. Nous embarquâmes tous les cinq dans le ferry. On retrouva un couple de voyageurs rencontrés plus tôt, puis un autre couple de français qui terminaient leur voyage à travers l’Amérique du Nord. Sabrina et Cyril, grands voyageurs, m’invitèrent à partager quelques bières, des anecdotes, et une belle philosophie du voyage. Compatissants et comme liés par l’énergie de la route, ils m’offrirent une place chez eux pour quelques jours de repos, à quelques pas d’ici. La route était faite d’inépuisables nouvelles amitiés. 

Steven allait nous quitter, mais je troquai ma solitude contre le positivisme d’Hunho. Je comptais sur mes nouveaux amis pour me redonner le courage d’affronter une nouvelle traversée du Mexique d’ouest en est. Je rêvais de la benne d’un pick up, allongé sur le dos, le yeux dans la voie lactée, le vent sur ma peau. Pédaler, encore ?…

À la veille d’un nouveau départ

Le Mexique est là, je le sens, je l’ai touché. Trois mois à travers le Canada et les États Unis, sept mille kilomètres d’extrême sensations. Les abysses des bas ont poussés les hauts dans les étoiles. 

La tristesse de la grande barrière métallique qui séparait les deux pays ne pouvait pas nous atteindre. Nous étions trois amis, heureux d’avoir partagé ces derniers jours. Heureux d’avoir traversé ce pays jusqu’au bout. Heureux d’être ensemble. Le soleil couchant brûlait l’océan. Le sourire de Courtney nous illuminait. 

Après San Francisco, la reprise dans la solitude avait été difficile. L’énergie créée par notre groupe nous avait donné des ailes. Maintenant seul, personne à suivre devant ou à tirer derrière, je ressentis la fatigue accumulée ces dernières semaines. Le brouillard était quotidien. Big Sur avait l’odeur des restes du feu qui avait dévasté ses collines. Les parcs nationaux étaient fermés. Épuisé, je m’arrêtai faire une sieste dans le parc de Garrapata. Les falaises battues par les vagues du Pacifique m’envoyaient les sons éloignés des lions de mer. Trois heures plus tard, je défiai les rangers de trouver mon campement enfoui dans la végétation du parc.

À celui de Morro Bay, décidé à retrouver mes forces, je passai deux jours complets dans les méandres d’un hamac. Les cyclistes de la côte ouest défilaient. Au réveil, je me laissai porter par cette énergie nouvelle. Steven, de retour dans les parages poursuivait Courtney, déjà devant. Nous l’avions rencontré quelques semaines plus tôt. Elle parcourait la côte avec Giselle, son adorable chienne, tranquillement posée dans son panier. Partie le même jour que lui, ils s’étaient croisés régulièrement sans se voir. Et même si nous voulions poursuivre ensemble, son genou enflammé lui imposait du repos.

Motivé par l’idée de retrouver l’un ou l’autre, je fis un bond de 170 km pour arriver seul au camping. Cest le jour suivant que Steven apparut au camping de Carpinteria. Il faisait nuit. Persuadé d’avoir quitté un compagnon de route à San Francisco, il me fallu quelques secondes pour réaliser qu’il était bien là. Il avait dépassé mon score de 8 km pour me rejoindre. Mais déjà on devait se séparer à nouveau dans la géante toile de Los Angeles. Il allait voir des amis tandis que j’allai retrouver Yuri, mon pote rencontré voilà cinq ans à Little Corn Island, au Nicaragua. Il m’offrir un nouveau jour de repos, me faisant déborder d’énergie. 
Steven et Courtney s’étaient enfin retrouvés. Ils avaient un jour d’avance, mais tellement excité de les retrouver pour terminer cette partie de l’aventure, je me lançai dans une journée de 200 km. Arrivé dans la seconde ville du pays, je fis un crochet vers la mythique Beverly Hills. Les lettres d’Hollywood, vissées dans la montagne, apparurent soudainement. Une image vue et revue. Mais je voulais simplement retrouver mes amis, et filai le long de la plage. Comme prévu je me perdis à plusieurs reprise et trois heures après le coucher du soleil, à plus de 240 km j’arrivai à Dana Point. Steven m’attendait, Courtney sortit de sa tente. Andrew et Diana étaient là aussi. Plus que les boutiques de luxe, plus que les grattes ciel d’une des ville les plus excitante du monde, plus que ces bouts de bois vissés dans la montagne. Le plaisir de les retrouver fut magique. 

Andrew et Diana restaient là pendant que nous allions à trois vers le Mexique. Enveloppés de bonheur, nous étions comme attirés par la fin de la route. Mais pour faire traîner le plaisir, et pour son dernier jour, Courtney creva. Puis ce n’est qu’à quelques pas de la fin que je chutai à deux reprises dans une route inondée de boue. Mais rien ne pouvait plus nous priver de la satisfaction d’y être, enfin.

Nous avions quelques derniers jours à partager dans la charmante San Diego. Partagé entre la déchirure des adieux et la joie de s’être rencontrés, Steven, telle la main d’un ami sur une épaule, décida de m’accompagner.
Demain nous serons au Mexique.

Rencontres et solitude

​Nous étions un groupe de neuf cyclistes dans le dernier camping avant San Francisco. La route avait été exceptionnelle ces derniers jours. Le long de la côte ou entre les arbres centenaires des mystiques Redwood. Telle une famille nous nous retrouvions tous les soirs autour d’un feu à partager les bières. Beedle ponctuait les histoires d’un puissant positivisme, et les kids nous communiquaient leur rires innocents.


Un cycliste local nous guida aux portes de la ville. Nous avions tous poussé un cri à la vue du pont. Mais Julian, patient, nous prévint que le fameux Golden Gate était un peu plus loin.
Cette fois ci le cri était sonore. Les bras levés, les poils hérissés, nous avions tous ce sourire mêlé de bonheur et de fierté. 

La mère de Julian était venue l’attendre sur le pont. Leur retrouvailles marquèrent la fin de son voyage, et de notre association. La troupe se dispersa aussi vite qu’elle s’était formée. Je restai avec mon équipier une journée avant de lui dire au revoir. 
Et puis c’est mon vieil ami Cyril que je retrouvai. Amis d’enfance, il fallait une traversée d’un continent pour se voir dix ans plus tard. Impressionné d’impressionner les têtes de son équipes qui m’impressionnaient, je les laissai au travail et repris la route.
Sentiment partagé entre la joie et la nostalgie, je repensais à mon pote Julian, devenu comme mon frère apres trente trois jours à partager nos vies. Toutes ces rencontres, ces expériences, ces rires dus à notre duo. 
Je repensais aux kids Antoine et Julius, et à leur générosité à qui on n’a pas dit au revoir sous prétexte qu’on se reverra.
Je repensais à Cyril avec qui j’aurais voulu passer plus de temps. Mais je partis heureux sur l’idée qu’un jour on partirait ensemble sur la route. Et tout à coup, je vis le sourire de la mère de Julian qui me faisait signe. Ils avaient loué une voiture pour descendre la côte. Ils m’offrirent une place à bord, mais Julian, l’oeil fébrile, savait que je refuserais.

 On a traversé des montagnes et des déserts, à travers un puissant vent de face, roue dans la roue, à se tirer l’un l’autre vers le haut du compteur. Une amitié était née.

Le soir j’arrivai au camping seul, mais riche d’avoir vécu pleinement ces derniers jours. Prêt à rencontrer d’autres routards, Andrew et Diana étaient là, ils parcouraient la côte du nord au sud, puis arriva Lisa, une bavaroise qui faisait un tour du monde.
Un concentré de vie, des choses qui marquent à vie, d’autres qu’on oublie. J’allai vers le sud dans la brume du Pacifique.

CALIFORNIA

​Et si?..
Et voilà l’inattendu qui nous tomba dessus. Oregon, la terre promise. Encore un effort, quatre jours a travers un désert désolé, jaune, sec, mort. Le vent de face, inépuisable, nous avait vidé de nos dernières forces. Fallait-il vraiment pousser trois jours de plus la dedans ? Oublié l’orgueil, nous avions chargé nos montures poussiéreuses dans un bus direction Bend. Après trois heures de route, ce sont trois jours de vélo que nous avions gagné. Et la côte qui s’approchait. Des arbres, des volcans, de la neige la haut. 

On se dirigeait vers un camping sans douches quand John nous invita. L’homme de la ville, il nous emmena faire la tournée des bars. Partout, des concerts, des sourires, Bend est irréelle. Comme un air de station balnéaire où la vie est saisonnière. John nous présenta son ami Scott. Il avait un peu les yeux vitreux, mais il nous proposa de nous emmener à Seattle, le lendemain. C’était pas vraiment sur la route, mais alors on aurait toute la côte ouest des États unis à parcourir. Plus un détour qu’un raccourci, il nous fallu très peu de temps pour accepter son offre. Chez lui, Scott nous offrit son appartement pour quelques jours alors qu’il partait en vacances sur la côte. L’attente du match de football américain se fit longue. Et après cinq jours à errer dans les rues de Seattle, et à gueuler dans le stade parmi les fans des Seahawks, la route nous attendait.

On avait visualisé notre arrivée au bord de la mer. On s’était imaginé pédaler dans le sable, et sauter tout habillé dans l’eau. Mais il faisait un temps de chien, et la plage était couverte de marécage. Sur l’accotement de la route 101, les cyclistes étaient nombreux, et probablement jusqu’à la frontière je ne me sentirai plus unique. Un matin Julian invita Steven à se joindre à nous. Canadien parti de chez lui, Vancouver, et pédale jusqu’à la frontière, peut être plus. Quelques heures plus tard, ce furent Julius et Antoine deux jeunes allemands, qui nous rejoignirent. L’aventure prit une nouvelle tournure. Le soir nous nous retrouvions dans les espaces réservés aux cyclistes des campings. Et ce matin, inattendu car je n’ai pas regardé de cartes depuis plusieurs jours, le panneau d’entrée en Californie. 

Dernier état avant le Mexique, l’Amérique centrale, et le début de la fin, c’est à dire le début de l’autre partie du voyage.

Terribles Rocheuses


​Après tant de plat, tant de lignes droites sans fin, il fallait qu’elles arrivent. Brutales, violentes, aussi longues que les précédentes lignes droites, elles m’ont terrassé. Non ce ne sont pas les petits cols alpins. Ici ça grimpe fort et longtemps. Et pour corser l’aventure on y ajoute des animaux sauvages.
Les Bighorn Mountains m’ont poussé à bout. Les larmes de souffrance après six heures d’effort ont cédé la place aux larmes de joie. Là haut, une indienne accompagnée d’un vieux chasseur m’offre des plantes sauvages pour agrémenter mon triste thon en boîte. 


De l’autre côté de la montagne, un camping gratuit m’attend. James vient à ma rencontre. Installé là depuis quelques jours il sort tout juste de prison. Nez cassé, tatouages, larges cicatrices, il m’envoie dans un rot une vapeur de wisky bas de gamme. Sa femme est morte dans un accident de voiture. Il ne voit plus ses enfants. Il boit pour oublier, et crie sa peine des heures durant depuis sa tente. On passe une journée ensemble, on rit, on voyage dans ses souvenirs, il ne peut pas achever ses histoires, tantôt trop saoul, tantôt trop triste. Quand je le quitte, son regard brille. Confiant il m’assure  » Demain je cherche du travail. »
Nouvelle chaîne de montagnes, la forêt nationale Shoshone. Le code de la route local à une diversité de panneaux préventifs concernant les ours. En bas d’un col une petite femme ronde s’occupe de réguler la circulation devant les travaux. Elle me prévient  » on a une femelle grizzly avec ses trois petits dans le coin, tu as bien ta bombe à ours ?  »


Le parc du Yellowstone est à quelques kilomètres, une trentaine à peine, mais c’en est trop, je dois m’arrêter. Un camping sans douche mais au bord d’une rivière m’accueille. A chaque emplacement, de grandes caisses métalliques pour stocker la nourriture, les cosmétiques, et tout ce qui pourrait attirer les bêtes. Effrayé je m’installe le plus près possible d’un camping car. Ses occupants m’invitent a y dormir en cas de visite inattendue.

Au bout de la côte, un couple de touristes me regardent avec de grands yeux. Ils hésitent entre les félicitations et appeler les urgences psychiatriques. Ils m’offrent une place près de leur camping car, puis un siège dans leur voiture. Ils me mènent à travers le magnifique Yellowstone. Mark et Mary sont du Minnesota, ils ont parcouru tout le pays, mais s’émerveillent toujours autant des beautés du parc. Des centaines de bisons broutent par ci, se promènent par là. Nous sommes chez eux, et ils nous le rappellent en traversant nonchalamment devant les voitures.



Le parc fête ses cent ans cette année. Des centaines de milliers de touristes s’aglutinent devant les cadeaux de la terre transformés en attractions.


Je quitte mes amis au pied du Grand Téton. Cette majestueuse chaîne de montagne qui rappelle les Alpes. Une piste cyclable court jusqu’au bout du col Téton, toute plate des heures durant, elle devient presque un tremplin quand il s’agit de passer de l’autre côté. Une torture de dix kilomètres. Seul, enfoncé dans la forêt, j’entends un bruit. Merde, un ours. Je fais sonner ma sonnette, chante, siffle, mais là à quelques pas, un grand orignal noir me regarde. Je soupire.


Les voitures me laissent passer dans la descente, mais l’une d’elles m’empêche de battre mon record de vitesse. Mon grognement s’envole à 81 km/h.
Exténué, je frappe chez les pompiers, ils m’envoient en haut du col suivant. Le dernier des Rocheuses. Rien comparé au précédent, rien qu’une bosse. Mais je suis plutôt mon instinct et puise dans mes ressources pour arriver dans un camp de vacances. Des Mormons. Je m’invite chez eux, ils m’offrent une salle de bain, un dîner, et une nuit confortable. Le lendemain matin, le missionaire organisateur me rattrape après quelques kilomètres. Il me tend deux billets de vingt dollars. Les yeux humides il hésite une seconde avant de me prendre dans ses bras. Je me retourne pour un dernier salut, mais la tête plongée dans les mains sanglotant comme un enfant, il ne me voit plus. 


Fini les montagnes, de retour dans la plaine, de nouveau les même lignes droites qui n’en finissent pas, et ce maudit vent de face. Tout à coup, à ma gauche un vélo, des sacoches, un allemand. Il me demande si j’ai dormi à l’église du pasteur Shane ces derniers jours. Il y est passé le jour d’après, et me poursuit depuis lors. Son voyage a commencé à New York et s’achèvera à San Francisco.  » Bien sûr qu’on va faire la route ensemble, je te dois bien ça !  »
Julian m’invite à l’accompagner chez son hôte ce soir. D’après son profil sur internet, il est particulier…
Arrivés là il nous invite à prendre une douche dans une vieille caravane moisie qui grouille de rats. Vétéran, Scar est toujours passionné d’armes. Il nous propose d’ailleurs d’aller tirer. On se retrouve comme deux imbéciles à manipuler des armes d’une puissance monstrueuse au beau milieu d’un champs de poussière. Armes de guerres, armes de poing, vieux fusil russe de 1954, fusil à pompe ou encore Desert Eagle. Il nous faudra plusieurs heures pour faire passer l’adrénaline de cette expérience incroyable.


Et le vent qui nous fouette la face sur cette ligne droite de 80 kilomètres. Non, j’en ai marre, je lève le pouce. C’est en voiture qu’on arrive à Boise, capitale de l’Idaho, aux portes de l’Oregon. Accueillis chez une famille qui nous offre un magnifique studio pour la nuit, on nage dans le luxe.


Le Pacifique et ses vents du nord ne sont plus qu’à quelques coups de pédales.

L’ouest, le grand.

L’ouest des beautés naturelles, des petits secrets de la terre, ou des hommes. Le Badlands National Park, s’étend sur quelques dizaines de kilomètres. Entourés de prairies, de basses collines de roche sableuse sortent de terre. Je me laisse guider par la route déserte qui s’insinue en elles. Leur habillage, rayé de rouge, donne une ligne de lecture au paysage. Le soleil se lève, la terre est orange. 


Les chiens de prairie, par centaines, ne prêtent plus attention aux touristes. Debout, parmi les petits cactus, ils grignotent. Dans les hautes herbes les grandes cornes des mouflons les trahissent. Ils m’observent sans s’arrêter de brouter. Quelques antilopes et autre cerfs ci et là. Nous sommes aux États Unis et pourtant si loin de la civilisation. 


Le prochain village, Scenic, compte six habitants, une vieille boutique de vêtements, et une station service. Son patron me laisse planter la tente en face, à l’ombre d’un saloon abandonné.


Au loin, l’ombre d’un massif se dessine. Les Black Hills, hôte du mont Rushmore et du Custer National Park. Enfin du relief. Au détour d’un virage, derrière les pins, se dévoile George Washington, immense. Les trois autres suivent, Roosevelt, en retrait, reste dans l’ombre. Le tailleur de pierre devait avoir une dent contre lui. Ou alors une erreur de dosage sur la dynamite.

Ça grimpe encore, longtemps, et les rochers de Custer se montrent enfin. Comme tombés du ciel, ils semblent avoir été posés les uns sur les autres, en équilibre. Au sommet, un cadeau. Le Sylvan lake. De bon matin il dort encore, seuls deux ou trois pêcheurs le font frémir. L’énorme roche qui le borde se regarde dans un miroir d’eau. Je vais troubler ce calme par une baignade rafraîchissante.

En bas du massif, le Wyoming m’accueille.  » Forever West  » dit-il. Cette fois ci, c’est sur, j’y suis. L’horizon est entrecoupé de collines asséchées. Ici l’herbe est jaune et la terre ocre. Les villages s’y font rares. Soixante, quatre vingt, parfois plus de cent kilomètres les séparent. De grands troupeaux de brouteurs s’agitent, laissant de trop nombreux cadavres à moitié rongés au bord du chemin, parfumant la route d’odeurs nauséabondes. 


Clearmont arrive, enfin de la vie humaine. Cent quarante âmes perdues au milieu de rien et loin de tout. Heureuses ensemble. Une véritable communauté, presque une grande famille. C’est une gamine, petite blonde d’une dizaine d’années qui m’invite à aller voir le pasteur.
Pasteur Shane, trente neuf ans, régit, pour ainsi dire, la ville. Il m’ouvre les portes de l’église et m’invite à m’y sentir chez moi.  » Il y a une cafetière, a manger dans le frigo, une salle de bain… Installe toi !  »
Une nouvelle fois depuis l’invitation chez Andrew, je ne peux que remercier l’église de sa générosité. Une prière pour la route, et c’est sous un ciel frais que je me dirige vers les Bighorn Mountains.

Prochaine étape, un défi, une folie. Un col perché a presque trois mille mètres. Un écrin de nature où les ours sont de retour, où les neiges éternelles se moquent des caprices du mercure. Et derrière, c’est le plus vieux parc national du monde qui m’attend : le Yellowstone.

Ce matin j’ai pleuré

​Ce matin j’ai pleuré parce que le vent avait tourné.
Le vent s’était calmé, le soleil brillait doucement. Comme un renouveau, comme s’il fallait passer par le fond pour partir pour de bon. Une piste cyclable suivait l’autoroute. Un symbole, le pygargue à tête blanche, emblème du pays, s’envola à mon passage. Parsemée de gentils encouragements, la piste m’emmena à Willmar. A Willmar je rencontrai Andrew et Ana. Andrew me proposa un bain et un lit. Ils m’invitèrent a diner et a découvrir les bières locales. Et soudain Andrew lança un regard complice à sa belle et proposa de m’accompagner le lendemain. L’occasion parfaite de porter la robe issue du challenge lancé avec Julien. Je prenais le maximum d’énergie d’un couple d’anges tombés du ciel quand, au loin, apparurent des silhouettes au bord de la route. A notre passage, elles nous lancèrent une salve d’encouragements en brandissant des pancartes. L’une disait  » Andrew, Reinhold, Ana  » , la seconde  » Keep Going !  » et la dernière  » Travelling from Canada to Nicaragua  » . Je surpris Andrew faire un clin d’oeil discret à Ana. Manuel, un de leurs amis m’attrapa par les épaules et me serra fort contre lui. Et pendant qu’Andrew priait pour moi, le péruvien me regarda d’un oeil confiant et m’assura  » Il ne t’arrivera rien.  »
Ce matin j’ai pleuré car j’ai rencontré Andrew et ses amis.


Je remerciais autant que possible mon hôte, il me remercia de leur montrer ce qu’était la persévérance.
Je ne partis pas seul, car c’est dans mon dos que soufflait le vent.
Et tant qu’à faire, je pris ma revanche. Tant de frustration ces derniers jours pour arriver difficilement aux cent kilomètres. Des frissons dans les jambes, mon essence. J’explosai. Au coucher du soleil, épuisé, je dépassai les deux cent kilomètres. Devant ma tente siffla un chevreuil intrigué.

L’ouest commençait à se dessiner. Les champs de maïs firent place aux champs de blé. Ils s’étiraient a perte de vue, disparaissant derrière une colline ou derrière la ligne d’horizon. La route ne cherchait pas à serpenter entre les bosses. Quelle qu’en soit la taille, elle les franchissait de front. Les hautes collines donnaient un aperçu de leurs petites soeurs sur des dizaines de kilomètres. Le soleil haut dans le ciel cuisait les animaux morts de chaque côté de la route. Pour éviter de finir entre eux, je suivis le conseil de Julien et commençai mes journées avant l’aube. C’est alors que j’eus une révélation. Le coucher de lune devant, le lever du soleil derrière, les premières lueurs du jour inondaient la prairie. Le vent caressait les blés. D’un côté les bisons me regardaient, immobiles, de l’autre, un couple d’antilopes étaient lancés au triple galop. Il ne manquait que les indiens.
Dans mon rétroviseur le soleil, rouge écarlate, embrasa tout le ciel d’un rose pâle jusqu’à l’ouest. La douce brise flottait sur mon torse nu. J’étais seul, vivant dans l’instant.


Même si l’arrosage automatique à inondé ma tente ouverte à 3H30. Même si les quarante huit degrés du mercure m’ont fait tituber à trois reprises sur quinze kilomètres. Même si le vent m’a poussé en arrière sur une piste de sable. 

Ce matin j’ai pleuré car j’aurais pu mourir heureux.
Mais pour sentir ne serait-ce qu’une nouvelle fois les larmes de joie m’inonder le visage, l’aube dans le rétro la route devant, j’avance.