Mer de Cortez, minuit et demi. Sur le pont du ferry, caressé par les embruns, je cherche les étoiles mais la lune éclaire ciel et mer. L’horizon est net, seulement coupé par les tours du bâtiment qui nous ramène sur le continent. La Basse Californie, irréelle, s’éloigne.
Penché sur la carte, Antonio nous avait prévenus « Ici prévoyez de l’eau, là aussi, ici vous devrez camper dans le désert » . Nous l’avions rencontré par hasard à Ensenada, et habitué à héberger les cyclistes de passage, il nous invita à passer la nuit. Il habitait cette belle maison jaune posée en haut d’une colline d’où la vue sur la ville était exceptionnelle. Au coucher du soleil il nous offrit une bière alors que Steven entrait dans sa vingt huitième année.
Au matin, la circulation, infernale, nous confirma que nous avions bien changé de pays. Il n’y avait plus d’accotements, mais du sable de part et d’autre de la route. Hors de la ville les chauffeurs étaient plus détendus et nous n’avions pas assez de doigts pour compter les saluts et autres klaxons d’encouragement. La police municipale nous accueillit pour la nuit.
Les chiens des rues commencèrent à nous chercher. Plus nous descendions, plus ils prenaient du volume, et répondre à leurs aboiements par des hurlements ne fonctionnait plus. Je ressortis ma bombe à ours.
Les points d’eau rythmaient nos pauses. Les villages se faisant rares, quelques paysans vivant au milieu de nulle part avaient aménagé une partie de leur maison en mini épicerie ou restaurant. Il faisait une chaleur épuisante quand nous fîmes une pause chez l’un d’eux. Ils avaient une canette de Pepsi, une bouteille de jus d’orange, et des dizaines de bières. La mère de famille m’offrit un verre d’eau de sa réserve personnelle que je gardais précieusement pour la fin du repas avant de le renverser. Dépité, je regardai le liquide s’évaporer du sol brûlant. Il nous fallut boire de la bière.
La police municipale continuait de nous héberger, cette fois ci dans une pièce en construction sans porte où un chien vint me réveiller de sa truffe humide avant de s’enfuir dans la nuit noire.
Le paysage était surnaturel. De chaque côté de la route s’élevaient des milliers de cactus de toutes les formes possibles et imaginables. Entre eux, des rochers polis par le temps s’agglutinaient ci et là.
Puis arriva Guerrero Negro, première ville depuis quelques centaines de km. Située sur le parallèle 28, elle marquait l’entrée en Basse Californie Sud. Nous nous offrîmes le luxe d’une chambre d’hôtel où nous dûmes partager la douche avec les cafards.
Pédaler commençait à me peser sérieusement. Nous avions prévu de partir à l’aube mais je repoussai le départ au plus tard afin d’écourter la journée. Par chance, j’avais une crevaison à réparer. Le hasard déposa un cycliste juste devant nous. A son niveau, il nous lança dans un grand sourire « Hunho ! » et je pensai qu’il n’avait plus qu’une carte en main. Le coréen allait d’Anchorage à Ushuaia. D’Alaska à la Patagonie, un voyage de plus de vingt mille km qu’il devait réaliser en dix mois. Le coréen fou se joigna a nous, et le vent nous poussa sur cent cinquante km à une vitesse exceptionnelle chez Othon et sa « casa de cyclista ».
Comme Antonio, Othon accueillait les voyageurs à pédales. Juan Miguel, son fils de sept ans nous offrit sa compagnie et son enfantine innocence. Il nous demanda de l’aide pour réparer sa vieille bicyclette, puis Hunho lui fit une démonstration de tae kwon do.
A la fin d’une fatiguante journée de montagne sous un soleil de feu, les pompiers de Santa Rosalía nous offrirent hospitalité, salle de bain, et sympathie. Fiers de nous expliquer leur honorable métier, ils nous invitèrent à vêtir la tenue d’intervention, allant jusqu’à mettre la vieille hache rouillée dans nos mains. Nous fîmes une photo tous ensemble devant leurs camions quinquagénaires aux pare brises brisés.
Le mercure grimpait de plus en plus, renvoyant mes souvenirs dans les champs de maïs du Dakota du sud. Ce n’était pas un temps pour pédaler. Ni même pour être dehors. Mais tout à coup, la vue sur une plage paradisiaque me rendit le courage perdu au fil des jours pour attaquer les collines qui n’étaient désormais plus que des bosses. À playa El Coyote, le sable était blanc, l’eau était chaude et turquoise. Les tentes n’étaient pas encore installées que je sautai dans l’eau en cuissard. Si mon but ne se trouvait pas au Nicaragua, j’aurais été heureux de rester ici sans plus regarder la montre, ni pédaler. Comme un rappel des campings de la côte ouest des États Unis, quelques voyageurs se reposaient ici. Eux conduisaient des véhicules tout terrain et suivaient la même route qu’Hunho.
Ce dernier nous quitta le lendemain pour rendre visite a des amis, alors que Steven et moi decidâmes de profiter de la prochaine plage, à quatorze km, à Buenaventura.
A étirer le plaisir, la motivation de remonter sur mon camion s’éloignait de plus en plus. Je me perdis dans un dilemme où je ne supportais plus l’idée de voyager à vélo alors que c’était incontestablement le meilleur moyen d’enchaîner d’inoubliables rencontres.
Sur les conseils d’Hunho, nous demandâmes l’hospitalité à Sandra et Eduardo. Ils avaient un restaurant mexicain à Loreto, et comme nos hôtes précédents, accueillaient les cyclistes de passage. Sans enfants, ils avaient conservé un amour adolescent qui leur donnait cet air heureux de jeunes tourtereaux. Ils prirent soin de nous deux jours durant. Ils nous souhaitèrent un sincère bon courage pour « la cuesta », cette longue côte qui allait nous ramener dans le désert.
C’en était trop pour moi, la peau de mon dos commençait à croustiller sous les 42 degrés du mercure. L’eau au goût de plastique était brûlante, je m’arrêtai après quatre km de souffrance, et levai le pouce. Cinq minutes plus tard, Alfredo nous demanda » ¿ A donde ? » puis enchaîna » ¡ Vamonos ! « . Dans le pick up climatisé, il nous tendit deux sodas glacés. Nous devions retrouver Hunho à Ciudad Insurgentes, mais Alfredo nous proposa de le chercher et de nous emmener un peu plus loin, dans son magasin de pièces détachées de voitures. Là nous pourrons dormir et nous laver.
Au bord de la route, Hunho assit sur le trottoir, le regard vide, récupérait de soixante km de montée sous un soleil de plomb. Il chargea sa monture entre les nôtres, et arrivés chez Alfredo, celui ci nous offrit à manger et à boire jusqu’à plus soif. Il nous fit découvrir les agrumes de son jardin. Nous étions assis tous ensemble avec ses employés à partager les bières jusqu’au coucher du soleil.
De retour sur les pédales, une ligne droite d’une centaine de km m’avait de nouveau vidé de toute motivation. Ici il n’y avait plus rien, même les cactus avaient disparus de notre champs de vision. Le désert n’était que poussière et herbes brûlées. On s’arrêta pour un soda tiède après quarante km. Je lançai une pièce. « Pile on fait du stop, face, on poursuit. » Pile. La chance était avec moi, mes compagnons n’étaient pas déçus. Après une heure à nous agiter dans une chaleur de quarante quatre degrés, c’est un petit vieux qui apparut dans notre dos pour nous proposer de nous avancer de soixante km. On s’entassa a quatre dans un petit pick up d’une autre époque. J’avais le levier de vitesse entre les cuisses, et la fesse gauche d’Hunho en équilibre sur un genou, tandis que Steven essayait de respirer, tassé contre la portière. Notre chauffeur glissa son bras gauche derrière son siège et nous tendit des bières fraîches. Après une courte pause chez sa fille, il fallut pousser la voiture pour repartir.
Il nous restait deux cent km de route dont une portion de vingt km de travaux. Décidés à rejoindre La Paz le soir, on se remit au bord de la route, le pouce levé. Et ce n’est qu’au moment où nous prîmes la décision d’abandonner qu’un local nous vint en aide. Il conduisait un vieux pick up d’une taille généreuse et déjà chargé à ras bord. Les vélos amarrés, et les sacoches coincées entre les sacs de citrons et les deux femmes déjà assises là, nous nous mîmes en route. Le crépuscule nous inondait d’une splendide lumière. Cheveux aux vent je pris une bouffée de plaisir propre à la route. Cette sensation unique qui fait hériser les poils et qui étire le coin des lèvres jusqu’à la paralysie. Je fis la paix avec mon voyage.
La Paz illuminait la nuit. Nous arrivâmes chez Tuly, qui allait nous accueillir. Je retrouvai ici Jacques, cycliste québécois rencontré un mois plus tôt en Californie, et Sueli, une belge qui pédalait depuis onze mille km dans un rythme effréné, et qui, de Bogotá, poursuivrait son aventure sur la route de la soie. Nous embarquâmes tous les cinq dans le ferry. On retrouva un couple de voyageurs rencontrés plus tôt, puis un autre couple de français qui terminaient leur voyage à travers l’Amérique du Nord. Sabrina et Cyril, grands voyageurs, m’invitèrent à partager quelques bières, des anecdotes, et une belle philosophie du voyage. Compatissants et comme liés par l’énergie de la route, ils m’offrirent une place chez eux pour quelques jours de repos, à quelques pas d’ici. La route était faite d’inépuisables nouvelles amitiés.
Steven allait nous quitter, mais je troquai ma solitude contre le positivisme d’Hunho. Je comptais sur mes nouveaux amis pour me redonner le courage d’affronter une nouvelle traversée du Mexique d’ouest en est. Je rêvais de la benne d’un pick up, allongé sur le dos, le yeux dans la voie lactée, le vent sur ma peau. Pédaler, encore ?…